Entrevue pour Le Devoir

Pourquoi la liberté d’expression compte-t-elle tant en démocratie?
Le spécialiste Marc-Antoine Dilhac scrute cette notion à la lumière de la philosophie. (Entrevue avec Stéphane Baillargeon).
2 septembre 2017.
(Lire sur le site du Devoir: http://www.ledevoir.com/societe/actualites-en-societe/507142/pourquoi-la-liberte-d-expression-compte-t-elle-tant-en-democratie)
Le premier ministre Couillard commentait ainsi jeudi la montée de l’extrême droite au Québec : « Bien sûr, avec la liberté d’expression vient la possibilité de dire des conneries et parfois même des horreurs. C’est à la société de réagir, non pas en brimant la liberté d’expression, mais de condamner par la parole ces paroles inacceptables. » Retour sur cette notion essentielle avec Marc-Antoine Dilhac, professeur au Département de philosophie de l’Université de Montréal, auteur de La tolérance, un risque pour la démocratie ? (Paris, Vrin, 2014).
Quelle est fondamentalement l’importance de la liberté d’expression ?
La liberté d’expression est un droit fondamental en démocratie et elle est aussi la condition d’exercice de plusieurs autres droits, mais pas de tous. La liberté d’expression est d’abord le droit d’exprimer des opinions, des idées et des croyances intimes. D’un côté, elle est liée à la liberté de conscience qui a été au coeur de la Réforme en Europe dès le XVIe siècle ; d’un autre côté, elle est liée à la liberté de communiquer des opinions, d’échanger des arguments, de débattre publiquement. Le lien avec la démocratie devient évident : elle est la condition essentielle de la participation politique et de la capacité pour les citoyens de défendre leurs droits et de protester contre ce qu’ils considèrent, à tort ou à raison, comme injuste.
Ce principe général de la liberté d’expression s’applique différemment d’une société à l’autre. Quelles sont les grandes traditions en cette matière ? Y a-t-il par exemple une différence entre les États-Unis et l’Europe ? Et le Québec se distingue-t-il d’une quelconque manière ?
Pris abstraitement, le principe de la liberté d’expression est simple. Mais il peut entrer en conflit avec d’autres droits fondamentaux, et il fait alors l’objet d’interprétations différentes en fonction des cultures politiques et juridiques. Il y a au moins deux grandes préoccupations qui peuvent limiter la liberté d’expression : la sécurité et le respect des personnes (ou la protection des conditions sociales de l’estime de soi). Autrement dit, en démocratie nous reconnaissons que chaque personne a le droit d’être protégée dans son intégrité physique et morale.
Aux États-Unis, la liberté d’expression est plus étendue que dans les pays d’Europe continentale, notamment en France, en Allemagne et en Autriche. L’histoire de la jurisprudence américaine est complexe, mais on peut dire que la liberté de participation politique est très valorisée, de même que la liberté de conscience, qui est indissociable du droit d’extérioriser ses croyances. La seule limite à l’expression d’opinions politiques, fussent-elles racistes, est si celle-ci entraîne un danger réel, manifeste et imminent. Les Européens donnent quant à eux une importance plus grande à la protection de l’intégrité morale, au respect dû aux personnes, à leur droit de ne pas être intimidées ou insultées publiquement. L’histoire du nazisme a un poids considérable dans cette différence de culture juridique. Sur cette question, le Québec est beaucoup plus proche de l’Europe que des États-Unis.
Y a-t-il une différence entre liberté de parole et liberté d’expression ? Les formes d’expressions visuelles, comme les caricatures, les statues ou les drapeaux, posent-elles un problème particulier ?
Les tensions que l’on voit régulièrement resurgir en Europe sur les caricatures qui mettent en scène des musulmans proviennent de l’application très imparfaite du droit à ne pas être stigmatisé en public. Une part importante des musulmans, en France par exemple, se sentent profondément insultés par des représentations dégradantes dans une société où ils sont déjà en situation d’inégalité et de discrimination. Cela pose le problème du statut des représentations visuelles qui véhiculent de manière ambiguë des idées et contribuent à diffuser une image négative de certains groupes. Mais justement, cette ambiguïté est essentielle, car il est plus difficile d’interpréter le sens d’une caricature que le sens d’un propos raciste. Les représentations visuelles (et d’une manière générale les oeuvres d’art) ne sont pas réductibles à des opinions, encore moins à des arguments.
Le cas des monuments publics, comme les statues qui sont au coeur de la bataille de Charlottesville, est différent. Les monuments sont des patrimoines historiques et ils témoignent de la manière dont une collectivité a conçu son histoire officielle. Or les collectivités changent et se fragmentent, et les débats sur l’histoire sont constitutifs de leur identité. Il existe toujours plusieurs récits historiques qui sont souvent conflictuels et inconciliables. À Charlottesville, l’histoire dominante de l’esclavagisme se voit contestée par une partie de la population, qui veut écrire publiquement une autre histoire. On peut comprendre la résistance de l’autre partie de la population, qui est attachée à cette histoire contestée et qui ne renonce pas au débat sur le sens de leur histoire et sur leur identité. Mais il semble que le compromis sur l’esclavagisme soit désormais caduc et, comme dans toute période de transition historique, on abat les statues d’une société que l’on ne reconnaît plus comme la sienne.
À Charlottesville, à Québec, on a vu des symboles et entendu des slogans qui peuvent choquer, ouvertement discriminatoires. Des manifestants et des contre-manifestants en sont venus aux coups. Faut-il défendre absolument la liberté d’expression ?
Dans les manifestations d’extrême droite de Charlottesville et plus récemment de Québec, il faut distinguer deux choses : le droit d’exprimer des opinions et le droit à la sécurité. Même dans un régime très libéral comme aux États-Unis, la liberté d’expression n’implique pas le droit à la violence et, si une manifestation présente un danger réel et imminent, le maire ou le juge peut l’interdire. C’est ce qui s’était produit en 1977 à Skokie, près de Chicago, quand le NSPA (parti nazi américain) avait voulu manifester avec des croix gammées et d’autres symboles nazis dans cette petite ville où la population juive était majoritaire. La Cour suprême de l’Illinois avait finalement annulé l’interdiction pour des raisons qui me paraissent essentielles pour réfléchir aux limites de la liberté d’expression.
Tout d’abord, on a considéré que les manifestants exprimaient des opinions politiques et que leur droit à la participation politique était conditionné par leur droit à exprimer leurs idées. Certes, leurs idées étaient antisémites, manquaient de respect aux citoyens juifs et portaient atteinte à leur estime de soi ; mais leur expression publique était protégée par un droit fondamental consigné dans le premier amendement. Ensuite, on a pris en compte les risques de violence, d’abord des manifestants puis des contre-manifestants. Les citoyens juifs pouvaient légitimement se sentir menacés par de telles manifestations. Mais la règle dans une démocratie forte et saine est que les personnes ont le droit d’exprimer leurs opinions pourvu qu’elles ne recourent pas à la violence, et qu’on ne peut limiter la liberté d’expression chaque fois que ceux qui ne sont pas contents menacent de recourir à la violence pour empêcher les premiers. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on protège les journalistes de Charlie Hebdocontre ceux qui les menacent, protection sans laquelle ils seraient condamnés à l’autocensure. Ce travail de protection appartient à la police et il faut que la police soit absolument incapable de contenir la violence pour que l’on puisse légitimement interdire une manifestation qui risque de dégénérer.
Il faut ajouter pour finir qu’il y a de nombreuses zones grises et que le contexte social et historique a son importance pour déterminer les limites concrètes et changeantes de la liberté d’expression. Le fait que le gouvernement américain, en la personne du président et de son plus proche conseiller, ait délibérément joué sur les passions racistes et xénophobes change considérablement la situation par rapport à 1976. La prudence est de mise, et il n’aurait pas été illégitime que la manifestation de Charlottesville fût interdite.