La Vie des Idées, recension de « La tolérance un risque pour la démocratie? » (Vrin, 2014)

Julie Saada, « Laïcité et tolérance en démocratie », La Vie des idées, 16 mars 2015.

http://www.laviedesidees.fr/Laicite-et-tolerance-en-democratie-2977.html

Texte en pdf: Laïcité et tolérance en démocratie

[Extrait]

Le défi démocratique de la tolérance

Si la conclusion de l’ouvrage de M.-A. Dilhac porte le même jugement que celui de B. Leiter sur les transformations de la laïcité en France, tout en défendant à l’inverse des exemptions pour motif religieux, il procède selon une méthodologie très stimulante qui articule la réflexion normative à l’analyse empirique, dans un cadre théorique plus large qui invite à repenser – principalement à partir de Rawls – la démocratie.

Chaque chapitre s’ouvre en effet sur un contexte à partir duquel une question spécifique liée à la tolérance est examinée. On voit ainsi se succéder le procès en 1925 de John Thomas Scopes, qui enseigne l’évolutionnisme, contre l’État du Tennessee au nom du Butler Act, lequel interdit l’enseignement des doctrines non créationnistes ; les caricatures de Mahomet au Danemark en 2005 ; Christine Boutin brandissant la Bible à l’Assemblée nationale lors du débat sur le PACS en 1998, et l’affaire Yoder relative à l’âge obligatoire de scolarisation pour les enfants Amish aux États-Unis. Ces contextes ne sont pas décoratifs ni rhétoriques : ils forment les cadres empiriques complexes adoptés par l’auteur pour penser la neutralité de l’État et les désaccords raisonnables (chap. 1), la liberté d’expression (chap. 2), la neutralité ou la place des convictions morales et religieuses dans la délibération politique (chap. 3), les exemptions à la loi générale pour motif de conscience religieuse (chap. 4) et la loi française de 2004 (conclusion).

Partant de l’idée que la tolérance est l’idéal négatif (car différent du respect ou de l’estime) et politique d’un monde commun qui rend possible le développement des désaccords moraux et de la conflictualité politique sans la guerre, M.-A. Dilhac la pense comme inhérente à la démocratie dès lorsqu’elle formule « l’idéal d’inclusion de la diversité des citoyens idéologiquement et culturellement divisés au sein d’une même société politique », idéal qui refuse l’exclusion « sans raisons justifiables publiquement » (p. 8-9). Elle est en ce sens une valeur libérale – le libéralisme renvoyant à son sens politique classique qui fait de la liberté individuelle un bien fondamental – car elle consiste à protéger la liberté de penser et d’agir d’une manière qui déplaît aux autres. Si la tolérance a longtemps été comprise comme l’expression d’une domination d’un pouvoir monarchique qui supporte les déviances, et plus récemment tantôt comme un principe inégalitaire (entre tolérant et toléré) incompatible avec l’égalité démocratique, tantôt comme une revendication de type « communautariste » – à laquelle il paraît bon d’opposer la laïcité républicaine – M.-A. Dilhac soutient à l’inverse qu’elle est inhérente à un régime démocratique d’égalité. Sa réflexion sur la démocratie se déploie à partir du libéralisme politique de Rawls, nuancé par un recours au communautarisme – notamment celui de Kymlicka.

Politique, vérité et blasphème

Car l’ensemble de l’ouvrage expose les thèses de Rawls, par lesquelles sont analysés différents contextes politiques et cas judiciaires. Le premier chapitre est consacré à la critique de l’argument faillibiliste en faveur de la tolérance, retracé à partir de J. S. Mill, K. Popper et H. Marcuse, selon lequel la tolérance produirait des bénéfices épistémiques qui permettraient d’accroître notre savoir et de parvenir au vrai (rendant la tolérance dès lors inutile en supprimant le pluralisme), alors que l’intolérance y ferait obstacle. M.-A. Dilhac soutient à l’inverse que la tolérance doit s’affranchir de la question de la vérité et défaire le lien qui unit celle-ci à la politique, précisément parce que l’usage libre de la raison en démocratie exclut d’imposer une conception qui, inévitablement, ne peut être acceptée par tous. Prenant le pluralisme au sérieux, l’auteur montre que les désaccords raisonnables inhérents aux démocraties impliquent que l’État ne puisse promouvoir aucune conception substantielle de la vie réussie, ni aucune vision du monde ou conception de la vérité comme totalité.

Mais existe-t-il des limites raisonnables à l’expression de ce pluralisme ou, plus précisément, la tolérance d’un régime démocratique libéral implique-t-elle la liberté d’offenser ? La thèse soutenue par M.-A. Dilhac sur ce point consiste à défendre la liberté d’expression quand bien même elle heurterait la sensibilité de certaines personnes. Cette dernière ne constitue pas une raison suffisante et légitime pour la limiter. Mais contre R. Dworkin et de P. Singer, pour qui proscrire le négationnisme et autoriser la publication de caricatures blasphématoires est incohérent, politiquement hypocrite et désastreux (les négationnistes étant alors exclus du processus démocratique), M.-A. Dilhac reprend l’argument de Rawls : on ne doit certes pas restreindre l’usage de la liberté quand il produit des actions ou des opinions que l’on juge indésirables et dérangeantes, mais cette restriction est requise lorsque l’expression des opinions produit une contradiction dans l’usage de la liberté (p. 91). Tant qu’il ne réduit pas le système des libertés, tout acte de liberté de conscience et d’expression doit être toléré. Les seules limites sont celles de l’exercice légitime des facultés nécessaires à la pleine citoyenneté démocratique et celle du danger manifeste et imminent.

On aurait apprécié que l’auteur précise la nature d’un tel danger : à considérer en effet, par exemple, les usages de la notion juridique d’ « ordre public » en droit français, qui tendent de plus en plus à soutenir un ordre immatériel ou symbolique, on ne peut que constater à quel point l’indétermination sémantique des concepts juridiques est souvent tranchée au profit d’une conception majoritairement acceptée, et non dans le cadre d’une raison publique soucieuse d’équité. La tolérance est en effet un risque à assumer pour la démocratie, non seulement parce qu’il n’est pas de démocratie sans la possibilité de faire un usage déplaisant de la liberté, mais aussi parce que nos concepts politiques et juridiques sont en permanence l’objet d’interprétations et de contre-interprétations qui nous obligent à les redéfinir sans cesse.

Une critique de la neutralité, ou l’inclusion par l’exception

S’il montre avec Rawls que l’État doit mener une politique publique caractérisée par la neutralité du but et une neutralité procédurale relevant d’une « raison publique agnostique » (p. 133), de sorte que les individus n’ont pas de raison légitime d’utiliser l’État pour promouvoir leur conception du bien ou combattre celle des autres, M.-A. Dilhac se démarque cependant de la tolérance rawlsienne lorsqu’il s’agit d’analyser la partialité culturelle des institutions. Ces dernières ne pouvant être neutres, l’auteur soutient alors qu’un communautarisme ouvert (p. 162, 189), dont il n’adopte pas néanmoins les présupposés philosophiques, permet de corriger la tolérance libérale en prenant en compte la pluralité culturelle. Parce que les individus ne peuvent faire de choix signifiants que dans un contexte d’appartenance communautaire qui fournit le langage commun et les significations partagées permettant de valoriser certaines options et d’en dévaloriser d’autres, ou de choisir parmi un éventail de choix qui n’est lui-même pas choisi (p. 164), il est nécessaire de définir des aménagements qui permettent à ceux qui sont pénalisés par la répartition des droits et des devoirs de pouvoir mener leur vie conformément à leur conception du bien. La tolérance libérale appliquée au contexte multiculturel doit ainsi prendre la forme d’une politique d’exemptions et d’accommodements raisonnables, laquelle assure paradoxalement l’inclusion des minorités (p. 154).

La laïcité communautarienne

M.-A. Dilhac fait aussi un usage critique du communautarisme pour contester l’évolution récente de la laïcité en France. La loi de 2004 fait des conventions vestimentaires de la communauté culturelle majoritaire la norme qui doit prévaloir. Elle admet les symboles compatibles avec l’expression de la foi majoritaire (petites croix chrétiennes) tout en excluant les symboles étrangers à la culture majoritaire afin de se donner l’illusion de l’universalité par l’uniformité symbolique. On pourra ainsi relever la pertinence du constat dressé par l’auteur quant aux évolutions de la laïcité, dont la contradiction est flagrante : elle devient communautarienne tout en faisant du communautarisme un épouvantail.

Si l’ouvrage présente des arguments rigoureusement articulés, qui relèvent le défi de penser à la fois du point de vue normatif et dans des contextes politiques et juridiques situés, la question de savoir comment une politique d’accommodements raisonnables peut être définie dans des contextes qui ne sont pas ceux du multiculturalisme anglo-saxon reste posée. On aurait aussi aimé trouver d’autres sources de justification de la tolérance que celles offertes par Rawls, malgré la correction communautarienne mobilisée de manière très fructueuse par l’auteur, tant les questions soulevées constituent des enjeux complexes et cruciaux que le libéralisme rawlsien est loin d’épuiser – ainsi d’autres travaux ont-ils montré la pertinence d’une théorie de la non-domination ou du républicanisme critique de P. Pettit pour une analyse normative de la tolérance en démocratie. Il n’en reste pas moins que l’ouvrage présente un très grand intérêt tant pour la philosophie politique normative que pour penser nos propres engagements au présent.

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